- ZHU DA
- ZHU DAZhu Da, mieux connu en Chine sous son surnom de Bada shanren, est une énigme limpide: d’une part, l’ombre qui a longtemps entouré sa biographie n’a pas encore entièrement achevé de se dissiper et le langage symbolique de ses poèmes et de ses peintures continue à poser une série de rébus moqueurs dont toutes les entrées sont encore loin d’être forcées; d’autre part, l’ensemble de son œuvre peint présente une cohérence, une clarté, une homogénéité rigoureuse. À l’inverse de son cadet et lointain cousin Shitao ou Daoji, qui cultivait systématiquement la diversité, Bada shanren tend à la simplification; confirmant l’adage classique, sa peinture témoigne que cette simplicité peut receler plus de richesses encore que les artifices de la complexité.Du refuge des monastères au refuge de la folieDescendant d’un des fils de Zhu Yuanzhang, le fondateur de la dynastie Ming, son appartenance à la famille impériale autant que ses dons personnels semblaient le promettre à un brillant avenir. La catastrophe de 1644 – Li Zicheng entre dans Pékin, l’empereur Chongzhen se suicide, les Mandchous usurpent le trône – vient mettre un terme brutal à ses espérances. Au moment du drame, Zhu Da (dont le prénom originel était Tongluan) avait dix-huit ans; à la différence de son cadet Shitao, il n’oubliera jamais ces événements; les témoignages symboliques de son intransigeante fidélité abondent d’ailleurs dans ses poèmes et dans sa peinture: dans sa célèbre peinture de 1691, Les Paons , il tourne en dérision les collaborateurs du régime mandchou; un cryptogramme en forme de paraphe qui se retrouve sur de nombreuses œuvres peut se déchiffrer san yue shijïu , «le 19e jour du troisième mois [de 1644]» (25 avril), date du suicide de Chongzhen; il trace sa propre signature de manière telle que les quatre caractères ba da shan ren semblent n’en former plus que deux, qui tour à tour peuvent se lire xiao zhi ou ku zhi , «je m’en moque» ou «je pleure», etc.En 1648, il se fait moine; les monastères étaient le refuge habituel de tous les réfractaires au nouvel ordre politique. Au cours des années cinquante, sous son nom monastique de Chuanqi, il fait déjà montre d’une activité picturale (feuillets d’album); ses thèmes de prédilection sont déjà ceux qu’il ne se lassera pas de traiter dans sa maturité (fleurs, légumes, bananiers), mais le métier du pinceau y apparaît encore incomplètement formé. Une dizaine d’années plus tard, il quitte son monastère, pour se marier, semble-t-il (il s’agit pour lui d’assurer la continuité de sa lignée). Il embrasse le taoïsme et, en 1661, sous le nom de Zhu Daolang, fonde un monastère taoïste, le Qingyun pu, près de Nanchang, sa ville natale. De 1661 à 1687, toute son énergie est accaparée par la gestion du Qingyun pu. Certains historiens, obnubilés par la légende d’un Bada shanren génie fantasque et demi-fou, et aussi par le fait que plusieurs sources de l’époque continuent à le décrire comme un moine bouddhiste, ont d’abord refusé de le reconnaître sous les traits de ce Zhu Daolang, administrateur actif, voire activiste: sous couvert de taoïsme, il fondera une sorte de parti irrédentiste Ming, le Jing ming zhong xiao zong pu, mais les documents découverts dans la seconde moitié du XXe siècle ne laissent plus aucune place au doute (aussi le gouvernement chinois a-t-il maintenant transformé le Qingyun pu en un musée à la mémoire de Bada shanren). Suspect d’activités politiques subversives, en 1687 il abandonne la direction du Qingyun pu à un successeur et se retire dans un monastère bouddhiste. C’est ici que se place l’épisode de sa «folie», qui semble avoir vivement frappé l’imagination de ses contemporains: entre autres excentricités, Bada, un beau matin, inscrivit sur sa porte le mot «muet» et, de ce jour, n’adressa plus la parole à qui que ce fût, ne communiquant plus que par cris inarticulés, par gestes ou par l’écriture. En ce qui concerne ce mutisme, feint ou réel, remarquons que son père avait été affligé d’une infirmité semblable et que Bada lui-même avait dû souffrir de bégaiement – comme l’atteste une inscription qui accompagne quelquefois sa signature «bègue comme Xiangru» (Sima Xiangru). Pour ce qui est de sa «folie», elle paraît avoir plutôt correspondu à cette ruse traditionnelle des esprits indépendants pour qui une folie simulée représentait à la fois une évasion et une défense devant la menace d’un pouvoir tyrannique. Du reste, l’articulation admirablement lucide de sa peinture achève de démentir l’hypothèse d’un véritable dérangement mental. Après 1690, le danger semble s’être progressivement estompé, cependant que s’ouvre sa grande période de création artistique, caractérisée par la signature «Bada shanren» qu’il ne commence à utiliser qu’à partir de ce moment.Les secrets d’un bestiaire narquoisUne maturité tardive est assez courante dans la peinture et la calligraphie chinoises, où un artiste ne peut généralement espérer une pleine maîtrise de ses instruments et de son langage plastique avant la soixantaine. Dans le cas de Bada, son initiation à la peinture dut commencer de très bonne heure: son père et son grand-père avaient tous deux été des peintres et calligraphes en renom. L’album signé Chuanqi, antérieur d’une bonne trentaine d’années aux chefs-d’œuvre signés Bada shanren, est d’un grand intérêt rétrospectif en ceci qu’il nous révèle tout à la fois la constance du peintre dans l’orientation qu’il s’était choisie et l’énorme distance qui sépare de ses débuts l’idiome graphique finalement élaboré à l’apogée de sa carrière. Arrivée à son point d’épanouissement, sa peinture est caractérisée par un trait de pinceau parfaitement rond , c’est-à-dire tracé d’un pinceau constamment manié à «pointe centrée» (zhong feng ). Cette perfection sévèrement contrôlée de sa technique isole son œuvre de l’œuvre de ses prédécesseurs (Xu Wei) et de ses successeurs (l’école de Yangzhou au XVIIIe s.). Ainsi, même au plus débridé de son invention, au plus fantasque de son inspiration, sa peinture conserve toujours une fermeté translucide, une limpide lisibilité. C’est ce contraste de fantaisie et de rigueur qui fait l’originalité profonde de Bada et, par comparaison, sur ces mêmes thèmes d’oiseaux et de fleurs, fait paraître l’expression des autres individualistes (Xu Wei, Li Shan) singulièrement balbutiante et celle des professionnels (Lü Ji, Lin Liang) tristement figée. Bada dispose en plus d’une science de la composition qui lui permet de réduire ses peintures à une douzaine de coups de pinceau, agencés selon un nombre illimité de combinaisons aussi imprévisibles qu’infailliblement efficaces, faisant de son petit monde de cigales, de tiges d’orchidées, de melons et de cailloux un vaste univers que l’on ne finit jamais d’explorer. Ainsi, il lui suffit d’un poisson minuscule pour animer la vacance d’une plage blanche: c’est l’insignifiance même de la bestiole qui donne au vide sa pleine signification, et la leçon philosophique s’accompagne d’un clin d’œil (le bestiaire de Bada est plein de ces regards obliques ou de ces yeux immenses, tantôt mélancoliques, tantôt narquois) qui nous rappelle qu’en Chine il ne saurait y avoir de grande peinture sans une dimension d’humour.
Encyclopédie Universelle. 2012.